Luc Aubort - Effileur jusqu'à la géométrie
Laurence Schmidlin, 2012
Le médium de Luc Aubort serait le support plutôt que la peinture, tant les intentions de celle-ci sont contraintes par les conditions matérielles du subjectile choisi. En calquant traces et marques physiques, l’aplat de couleur est aussi utile dans l’effet qu’il semblait secondaire, et régit davantage la composition depuis que la toile s’effrange.
Dans la fabrication du papier, la tâche de l'effileur consiste à défaire un textile fil après fil pour produire une pâte qui, étalée finement et séchée, formera une feuille. De cette charpie, visible dans les derniers travaux de Luc Aubort, émane l'idée d'un support manifeste et non accessoire : ne pouvant être démantelé que partiellement, il perd sur le moment sa fonctionnalité, mais sa latence revendique toujours son usage et en exprime même la pérennité - soit il peut mener, ainsi délié, à une autre matière, soit la toile peut à nouveau être tissée. La structure en lambeaux ne serait paradoxalement que le paradigme de la réversibilité absolue du support. L'état de ‹dé-composition› actuel de ce dernier, dont il faut cependant prendre acte, lui permet surtout de révéler et d'endosser le rôle ornemental que veut lui donner à jouer, presque en attendant, Luc Aubort. Le support, pour l'artiste qui par principe cherchait à le faire disparaître pour s'opposer au dogme de la toile sur châssis, participe du régime esthétique de l'oeuvre ; il est de fait scruté à la recherche de toute qualité exploitable (pour le lin, ce sera la trame de fils), puis soumis à des transformations physiques en fonction du résultat de ces observations.
Le temps à façonner l'objet, puis défaire la toile
La série ‹Choses› (depuis 2009, toujours en cours) marque le renouvellement de l'intérêt que Luc Aubort accordait au support. Les éléments abstraits de couleur unie qui se déployaient en quinconce pour former une nature chimérique (‹Arrakis›, 2003, présenté à Circuit, Lausanne, ou encore ‹aléa› 2, 2006, au Domaine de Pommery, Reims) faisaient déjà la somme du support et de la composition marginale : le premier portait en lui la forme de la seconde, même si la découpe avait été déterminée par un geste pensé. Constituant un répertoire de plus de deux cents objets - le nombre ne devant pas être interprété comme le fruit d'un acte performatif‚ trouvés et travaillés de façon quasi protocolaire, soumis à de possibles modifications jusqu'au moment de leur exposition, les Choses revêtent une dimension artisanale plus forte que jamais puisque les données du support fournissent les codes formels de l'oeuvre que l'artiste va en tirer. Le petit calibre qui les caractérise en premier lieu, a prôné leur intérêt et décidé Luc Aubort d'une économie de travail nouvelle mais déjà distincte dans le choix de la peinture murale comme champ d'activité : leur dimension permettait de résoudre la complexité tant du stockage que de la portabilité des pièces. Mi-février, les ‹Choses› quasi in extenso étaient convoyées dans trois valises à l'occasion d'une exposition collective à Séoul.
La première ‹Chose› est issue de la difficulté de concevoir un multiple. En utilisant les coins de protection d'un tableau comme des tampons, Luc Aubort constate sa préférence pour ces petites matrices encrées plutôt que pour les feuilles tachetées de triangles. Membre-fondateur du collectif Circuit, adepte d'une abstraction géométrique dédramatisée qui a fait école dans la région lémanique, Luc Aubort a trouvé dans le support le moyen de renouveler et de renforcer un travail de peinture formel mais ludique, héritier de l'art concret. Il jette un regard simple sur l'histoire de l'abstraction ; pour lui, les formes sont à la fois les premiers signes peints, celles des plots avec lesquels jouent les enfants, les résultats de probabilités calculées très sérieusement. L'ambiguïté du signe abstrait, de ce que celui-ci renvoie et de
ce qu'on lui prête, l'intéresse.
La frange, ornement tribal
Sous-catégorie des ‹Choses›, les ‹Coupons›, 2011 marquent un retour parallèle à la toile et à la peinture en maintenant centrale la question de la matière du support. De cette même idée de faire cas d'un élément trouvé et usagé - dont l'état et la forme accidentée posent le cadre de travail, l'artiste s'attaque aux chutes obtenues après qu'une toile a été tendue sur un châssis. Le tissu végétal du bois et ses cernes, les échardes d'une coupe moins franche dans le tronc, trouvent un équivalent dans les réseaux de lignes textiles. Puis des ‹Choses› (et ‹Coupons›), qui sont aussi des mo¬dèles pour de futures compositions, viennent, amplifiées, les premières ‹Franges›, alors nommées ‹Drapeaux› dans l'idée vite écartée d'oriflammes, en avril 2011.
Monochromes recto-verso, elles sont suspendues dans l'espace en se voulant référence à la forme sculpturale du bas-relief. Tout en se décrochant du mur, la mise en série des douze ‹Drapeaux› reconstruit néanmoins une paroi.
Le geste de peindre relève de l'artisanat, mais ce régime du manuel - de l'auto-graphie et non de la subjectivité puisque la géométrie dans ce qu'elle a d'élémentaire et de commun conteste a priori cette notion - est chez Luc Aubort cultivé jusqu'à l'excès, jusqu'à ruiner le support. La dichotomie formelle qui apparaît dans la série de toiles ‹Franges›, 2011, confronte des motifs au caractère fixe (ronds, carrés, triangles, etc.) aux rideaux de trame textile démaillée. Affirmant le contour des éléments géométriques en arrêtant l'effilochage à la bordure picturale - une logique de cause à effet car le motif étant peint d'abord, l'acrylique colle le tissu et arrête le fil‚ Luc Aubort n'a pas consenti à simplement laisser pendiller les crins. L'opposition est plus fine. Les franges souples tombent à plusieurs hauteurs et selon divers angles. Elles-mêmes sont un arrangement de formes dont le jeu de transparences contrarie l'opacité et la densité des éléments peints. Mais c'est que l'artiste n'a en définitive rien choisi et qu'il n'est rien d'aléatoire non plus : en débarrassant le lin de ses horizontales, les double-fils apparaissent et glissent vers le sol non seulement déterminant la hauteur de l'oeuvre mais aussi créant des figures au pied oblique ou droit - réponse inverse de la forme qui leur donne naissance.
Dans le tissage, la frange structurale - utile - est rapidement devenue décorative. Luc Aubort met en pratique ce même opportunisme dans son travail ; pour autant, la référence aux arts appliqués ne lui est pas étrangère. Des écheveaux récupérés des ‹Franges›, Luc Aubort en fait des Choses, exaltant cette volonté de « recyclage à outrance » ; et emprunté à présent par la surdimension de ses toiles, il envisage de les plier pour les transporter et de penser ces marques causées par leur ploiement comme il laisse déjà visibles les traits de construction de ses compositions : des affaires strictement pragmatiques dont la conclusion qu'il leur donne est davantage un moyen qu'une fin.